Une mer de légumes
Quand on lit "Le ventre de Paris", on a envie de se promener avec Claude dans les mythiques halles parisiennes, de plonger dans la mer de légumes qui s'offre à nous, de toucher, de sentir, de brasser cette masse colorée qui jaillit de tous les côtés...
Je ne pouvais donc pas laisser passer mon précédent article (Courgettes farcies au chorizo et à la brousse) sans vous partager ce texte de Zola, foisonnant, gourmand, jubilatoire! Le voici:
(Illustration: gravure montrant l'ancien quartier des Halles à Paris)
Une mer de légumes
Mais Claude était monté debout sur le banc, d'enthousiasme. Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C'était une mer. Elle s'étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d'un gris très doux, lavant toutes choses d'une teinte d'aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d'automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintés de lait, des verts noyés de jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil ; et, à mesure que l'incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s'éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs éclatants ; les paquets d'épinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'au panachure des pieds de céleris et des bottes de poireaux.
Emile Zola (Le ventre de Paris)